Zone de Texte:  Extrait du Chapître 5 : « 1877 L’amoureux de Marthe »

Extrait du Chapître 11 : « 1889-1893 La Crise Economique»

 

 

 

Extrait du Chapître 5 :

« 1877 L’amoureux de Marthe »

 

« Ott… gouyaviers, piments,  zavocats… »

Les bazardiers circulaient à deux. Chacun avait posé sur la tête un coussin de paille et, par-dessus, le grand panier rond dans lequel ils transportaient leurs fruits et légumes. Ils étaient chargés comme des mules, dans le dos la bertelle gonflée, à chaque épaule une tente de vacoa.

Ils chantaient une mélopée à deux voix que tous les cultivateurs connaissaient bien.

« Gouyaviers…

- Bien mirs.

- Piments…

- Bien verts.

- Zavocats…

- Bien mirs.

- Poissons…

- Bien frais.

- Ott... gouyaviers, piments verts, …zavocats, … poissons… »

Le tempo était bien réglé, le premier annonçait la marchandise sur un ton élevé, l’autre donnait le qualificatif, dans la gamme au-dessous.

Grand-mère Apolline était sortie et s’était approchée du barreau.

« Combien y vend vot poisson?

- Cà, c’est d’joli poisson rouge, ma...am, la péché ce matin même, lé encore vivant! »

Les deux cafres s’étaient arrêtés sans déposer leurs paniers, qui restaient en équilibre sur leur tête. Le plus jeune fit glisser les anses de la bertelle de son compagnon et sortant un « chapelet de poissons », tenta de convaincre Apolline d’en acheter.

 

Tous les pêcheurs utilisaient la même méthode. Une lanière découpée dans l’écorce de bananier séchée ou encore de vacoa était enfilée par la gueule du poisson et ressortait par les ouies. Puis la lanière était nouée à l’autre extrémité. Un second poisson était alors enfilé et attaché de la même façon, en série.

«- Amontres un peu les ouies » dit Apolline à qui on ne la faisait pas.

- Un  rouge, comme çà y fait au moins in kilo dé.

- Oté, vot balans lé voleur, çà y pèse pas plus de huit cents grammes. »

Apolline adorait le cari de poisson, mais à Montvert, les pêcheurs ne montaient pas bien souvent. Elle continua de marchander.

«Hein! et l’gouyavier, amontres in coup!

- C’est d’gouyavier d’grand brûlé, lé bien mirs. »

Le marchand avait cette fois déposé le panier qui était rempli des savoureux petits fruits rouges. Il en profitait pour se reposer un peu et il sentait qu’Apolline allait se laisser tenter. Il avait repoussé en arrière son chapeau de feutre un peu crasseux. Son compagnon s’était simplement accroupi, gardant son panier sur la tête. Ils vendaient les fruits par assiette, une vieille assiette émaillée, blanche à fleurs rouges un peu écaillée ou bien à la pinte : la grosse pinte contenait environ un demi-litre, la petite un quart de litre.

 

 

 

Extrait du Chapître 11 :

« 1889-1893 La Crise Economique»

 

Anna avait mis sa robe vert foncé à col montant, qui lui allait si bien. Valentin et elle devaient descendre jusqu’à Saint-Pierre. C’était le mois de juin 1893 et Anna allait sur ses trente deux ans. Valentin avait décidé pour cette occasion de se rendre à l’atelier de Cudenet et Sanglier, peintres photographes, afin de se faire photographier.

   Valentin s’était lui aussi habillé avec recherche. Il avait revêtu son pantalon foncé et son gilet gris plus clair, sur une chemise blanche. Il portait un canotier de paille. Anna le lui avait fait avec la paille de chouchou, spécialité qu’elle partageait avec Manoute. Un large ruban foncé entourait le fond du chapeau, comme c’était la mode, cette année là.

«  Cela fera un souvenir que nous pourrons montrer à nos petits enfants quand nous serons devenus vieux et laids.  disait Valentin.   Ces photographies sont étonnantes. J’en ai vu dans la vitrine du magasin l’autre jour, on dirait que les personnages sont vivants. »

   Tout le monde rêvait d’être photographié et Anna était ravie que Valentin ait eu cette bonne idée. Elle allait  économiser pour également plus tard avoir un portrait des enfants.

   Assis dans la carriole, ils commençaient à descendre la pente vers Saint-Pierre ; les cannes étaient coupées et du coup, on pouvait apercevoir les pentes jusqu’à la mer.

   Le nouveau port et ses installations, les établissements de batelage étaient visibles au loin.

   Les habitants de la commune avaient largement participé au financement de ce port qui devait leur permettre de mieux exporter leurs produits et de favoriser le commerce et l’importation.

   Les grands propriétaires et commerçants du Nord n’entendaient pourtant pas laisser le Sud s’emparer du pactole. Ils avaient tout fait pour faire échouer le projet. En dernier recours, ils avaient imaginé et réalisé la voie de chemin de fer Saint-Pierre Saint-Denis qui faisait donc une grande concurrence au port de Saint-Pierre.

   Enfin les hommes politiques s’arrangèrent pour interdire à la mairie d’augmenter les redevances du port. Tout cela avait donc abouti à appauvrir le port du Sud et la crise de la canne n’avait rien arrangé.

   La séance photo fut assez longue. Monsieur Cudenet avait le sens du beau et ne voulait pas se contenter de l’à peu près. Il voulut prêter à Valentin un chapeau melon et une veste, mais celui-ci trouva la tenue trop pompeuse. Ensuite il fallut choisir la meilleure pose et le décor. Il y avait plusieurs sortes de tentures et de meubles qu’on essaya tour à tour.

   Monsieur Cudenet pris des clichés de plusieurs poses différentes : Anna debout tenant une ombrelle ou assise devant Valentin ; tous les deux, l’un à côté de l’autre …

«  Je vous ferai six photos identiques pour quinze francs. Ce sera prêt dans une semaine. Je pourrai aussi les agrandir ; j’offre le cadre dans ce cas. »

   Valentin, chiche d’habitude ne marchanda pas du tout ; c’était un jour faste et il avait l’air enchanté.

   Ils reprirent la direction de Ravine des Cabris.

   La route passait à proximité de Vallée. Anna apercevait le bouquet d’arbres qui entouraient "sa" maison. Son rêve vint de nouveau la visiter. «  J’accrocherais nos portraits dans le grand salon. » rêvait-elle.