Extrait du Chapître 5 : « 1877 L’amoureux de Marthe »
« 1877 L’amoureux de Marthe »
« Ott…
gouyaviers, piments, zavocats… »
Les
bazardiers circulaient à deux. Chacun avait posé sur la tête un coussin de
paille et, par-dessus, le grand panier rond dans lequel ils transportaient
leurs fruits et légumes. Ils étaient chargés comme des mules, dans le dos la
bertelle gonflée, à chaque épaule une tente de vacoa.
Ils
chantaient une mélopée à deux voix que tous les cultivateurs connaissaient
bien.
«
Gouyaviers…
- Bien mirs.
- Piments…
- Bien
verts.
- Zavocats…
- Bien
mirs.
- Poissons…
- Bien
frais.
- Ott...
gouyaviers, piments verts, …zavocats, … poissons… »
Le tempo
était bien réglé, le premier annonçait la marchandise sur un ton élevé, l’autre
donnait le qualificatif, dans la gamme au-dessous.
Grand-mère
Apolline était sortie et s’était approchée du barreau.
« Combien
y vend vot poisson?
- Cà, c’est
d’joli poisson rouge, ma...am, la péché ce matin même, lé encore vivant! »
Les deux
cafres s’étaient arrêtés sans déposer leurs paniers, qui restaient en équilibre
sur leur tête. Le plus jeune fit glisser les anses de la bertelle de son
compagnon et sortant un « chapelet de poissons », tenta de convaincre
Apolline d’en acheter.
Tous les
pêcheurs utilisaient la même méthode. Une lanière découpée dans l’écorce de
bananier séchée ou encore de vacoa était enfilée par la gueule du poisson et
ressortait par les ouies. Puis la lanière était nouée à l’autre extrémité. Un
second poisson était alors enfilé et attaché de la même façon, en série.
«- Amontres
un peu les ouies » dit Apolline à qui on ne la faisait pas.
- Un rouge, comme çà y fait au moins in kilo dé.
- Oté, vot
balans lé voleur, çà y pèse pas plus de huit cents grammes. »
Apolline
adorait le cari de poisson, mais à Montvert, les pêcheurs ne montaient pas bien
souvent. Elle continua de marchander.
«Hein! et l’gouyavier,
amontres in coup!
- C’est
d’gouyavier d’grand brûlé, lé bien mirs. »
Le marchand avait cette fois déposé le panier qui était rempli des savoureux petits fruits rouges. Il en profitait pour se reposer un peu et il sentait qu’Apolline allait se laisser tenter. Il avait repoussé en arrière son chapeau de feutre un peu crasseux. Son compagnon s’était simplement accroupi, gardant son panier sur la tête. Ils vendaient les fruits par assiette, une vieille assiette émaillée, blanche à fleurs rouges un peu écaillée ou bien à la pinte : la grosse pinte contenait environ un demi-litre, la petite un quart de litre.
« 1889-1893 La Crise Economique»
Anna avait
mis sa robe vert foncé à col montant, qui lui allait si bien. Valentin et elle
devaient descendre jusqu’à Saint-Pierre. C’était le mois de juin 1893 et Anna
allait sur ses trente deux ans. Valentin avait décidé pour cette occasion de se
rendre à l’atelier de Cudenet et Sanglier, peintres photographes, afin de se
faire photographier.
Valentin s’était lui aussi habillé avec
recherche. Il avait revêtu son pantalon foncé et son gilet gris plus clair, sur
une chemise blanche. Il portait un canotier de paille. Anna le lui avait fait
avec la paille de chouchou, spécialité qu’elle partageait avec Manoute. Un
large ruban foncé entourait le fond du chapeau, comme c’était la mode, cette
année là.
«
Cela fera un souvenir que nous pourrons montrer à nos petits enfants quand nous
serons devenus vieux et laids. disait Valentin. Ces
photographies sont étonnantes. J’en ai vu dans la vitrine du magasin l’autre
jour, on dirait que les personnages sont vivants. »
Tout le monde rêvait d’être photographié et
Anna était ravie que Valentin ait eu cette bonne idée. Elle allait économiser pour également plus tard avoir un
portrait des enfants.
Assis dans la carriole, ils commençaient à
descendre la pente vers Saint-Pierre ; les cannes étaient coupées et du
coup, on pouvait apercevoir les pentes jusqu’à la mer.
Le nouveau port et ses installations, les
établissements de batelage étaient visibles au loin.
Les habitants de la commune avaient
largement participé au financement de ce port qui devait leur permettre de
mieux exporter leurs produits et de favoriser le commerce et l’importation.
Les grands propriétaires et commerçants du
Nord n’entendaient pourtant pas laisser le Sud s’emparer du pactole. Ils
avaient tout fait pour faire échouer le projet. En dernier recours, ils avaient
imaginé et réalisé la voie de chemin de fer Saint-Pierre Saint-Denis qui
faisait donc une grande concurrence au port de Saint-Pierre.
Enfin les hommes politiques s’arrangèrent
pour interdire à la mairie d’augmenter les redevances du port. Tout cela avait
donc abouti à appauvrir le port du Sud et la crise de la canne n’avait rien
arrangé.
La séance photo fut assez longue. Monsieur
Cudenet avait le sens du beau et ne voulait pas se contenter de l’à peu près.
Il voulut prêter à Valentin un chapeau melon et une veste, mais celui-ci trouva
la tenue trop pompeuse. Ensuite il fallut choisir la meilleure pose et le
décor. Il y avait plusieurs sortes de tentures et de meubles qu’on essaya tour
à tour.
Monsieur Cudenet pris des clichés de
plusieurs poses différentes : Anna debout tenant une ombrelle ou assise
devant Valentin ; tous les deux, l’un à côté de l’autre …
« Je
vous ferai six photos identiques pour quinze francs. Ce sera prêt dans une
semaine. Je pourrai aussi les agrandir ; j’offre le cadre dans ce
cas. »
Valentin, chiche d’habitude ne marchanda
pas du tout ; c’était un jour faste et il avait l’air enchanté.
Ils reprirent la direction de Ravine des
Cabris.
La route passait à proximité de Vallée.
Anna apercevait le bouquet d’arbres qui entouraient "sa" maison. Son rêve vint de
nouveau la visiter. « J’accrocherais nos portraits dans le grand
salon. » rêvait-elle.